
Le principe du concours de responsabilités
La Cour de cassation belge a, dans son arrêt du 7 décembre 1973 (dit de l'arrimeur), consacré la théorie du cumul de responsabilités contractuelle et extracontractuelle contre l’agent d’exécution de son cocontractant ainsi que le principe de la quasi-immunité de l’agent.
Qu'est-ce que le concours de responsabilités ?
Responsabilité contractuelle ou extracontractuelle
Il s’agit d’une situation par laquelle on se demande : deux parties à un même contrat peuvent-elles choisir d’agir sur base de la responsabilité contractuelle ou de la responsabilité aquilienne (ou extracontractuelle) ?
La question peut sembler idiote car à première vue, les deux types de responsabilité ont leurs champs d’application respectifs. En effet, l’un concerne les contrats, l’autre est une catégorie résiduelle.
Rappelons également par la même occasion, l'existence de la responsabilité précontractuelle (ou culpa in contrahendo) fondée sur une base extracontractuelle.
Intérêt de la distinction entre les deux responsabilités
Quel intérêt a-t-on d’agir en responsabilité contractuelle plutôt qu’en responsabilité extracontractuelle (ou inversement) ?
Quant à la faute
Que l’on agisse sur base de l’une ou de l’autre, il y a toujours trois conditions à respecter pour engager la responsabilité civile d’une personne. Il faut en effet, démontrer une faute, un dommage et un lien causal.
Cependant, le contenu de ces conditions diffère quelque peu en fonction du cas dans lequel on est. En effet, la faute par exemple est basée sur le critère de la culpa levis in abstracto en ce qui concerne la faute contractuelle. La faute aquilienne se base quant à elle, sur la culpa levissima in abstracto. Quelle différence me direz-vous ? La seconde est plus sévère. C’est-à-dire qu’on prend en compte la faute même la plus légère alors qu’on requiert une certaine gravité pour la faute contractuelle.
Quant au dommage
Bien que le dommage réponde à la même définition dans les deux cas, le dommage réparable sera plus important pour la responsabilité aquilienne. En effet, la personne lésée pourra y réclamer la réparation de l’intégralité du dommage. Ce qui n'est pas le cas pour la responsabilité contractuelle pour laquelle on ne peut réclamer la réparation que du dommage prévisible.
Quant à la prescription
Les délais de prescription diffèrent en fonction du type de responsabilité également.
L’action sera prescrite après 10 ans pour les actions personnelles (contractuelles) contre 5 ans, en principe, en matière aquilienne. Il peut également y avoir une prescription de 20 ans pour cette dernière en fonction de la situation. Il faut donc s’en référer à l’article 2262bis de l’ancien code civil.
Quant à la mise en demeure
La mise en œuvre de la responsabilité contractuelle implique en règle une mise en demeure préalable. Celle-ci n'est pas nécessaire en matière extracontractuelle.
Intérêt de la question du concours de responsabilités
- L’intérêt d’invoquer cette théorie pour la personne lésée se retrouvera dans divers cas. Notamment lorsqu’une clause exonératoire de responsabilité (contractuelle) empêche celle-ci d’agir contre son cocontractant.
- De plus, si les parties ont prévu une clause limitant le montant du dommage, la personne intéressée sera amenée à préférer agir en responsabilité extracontractuelle.
- Le préjudice réparable sera également plus limité en matière contractuelle. C’est-à-dire que l’assiette sur laquelle le préjudicié va pouvoir se servir, sera plus réduite.
- Enfin, il est intéressant pour celle-ci d’agir en responsabilité extracontractuelle si l’action contractuelle est déjà prescrite.
Évidemment, cette possibilité n’est offerte au préjudicié que lorsque les conditions que nous verrons plus bas sont réunies.
Evolution jurisprudentielle du concours de responsabilités
Cas d'exclusion de la théorie du cumul
Si la faute est purement contractuelle il est impossible d’envisager la responsabilité extracontractuelle. Celle-ci est contractuelle lorsqu'elle réside dans l'inexécution d'une obligation contractuelle.
De même, si la faute est purement aquilienne, il est impossible d’agir en responsabilité contractuelle. Il est de toute façon défavorable au préjudicié d'agir de cette manière (voir raisons ci-dessus).
Cumul large ou cumul restreint
À partir des années 1930, la question du cumul des responsabilités s’est posée à la Cour. Celle-ci a d’abord consacré une vision large de ce dernier avant d’envisager une vision plus restreinte dans son arrêt du 14 juin 1968.
Enfin : l'arrêt de l'arrimeur
La Cour a consacré la vision définitive du cumul de responsabilités et ses conditions dans son arrêt du 7 décembre 1973. Cette consécration s'est faite au gré de nombreuses controverses doctrinales que je n'ai fait qu'évoquer.
Les faits de l'arrêt de l'arrimeur
Pour commencer, définissons ce qu’est un arrimeur. Selon la définition donnée par le dictionnaire Larousse, il s’agit d’un « marin de l’aéronautique chargé du réglage et de l’entretien des cellules des avions et des hydravions ». Cependant, celui-ci est parfois chargé de s’occuper de navires également.
Dans notre arrêt, le préposé (employé) d’un arrimeur avait pour mission de charger une machine sur un navire. Un contrat avait donc été conclu entre celui-ci et l’armateur du navire. Cette dernière est la personne qui s’occupe de l’exploitation commerciale de celui-ci.
Cependant, l’arrimeur (son préposé) endommagea la machine lors de son chargement. L’assureur de l’armateur indemnisa celui-ci en vertu du contrat d’assurance passé entre eux mais il n’entendit pas en rester là. Il souhaita en effet, intenter une action subrogatoire contre l’arrimeur. Ceci dans le but de récupérer l’argent versé à titre d’indemnité d’assurance.
L’assureur se retrouva face à des clauses d’exonération de responsabilité conclues entre l’arrimeur et l’armateur. Ceci l’empêcha d’agir en responsabilité contractuelle pour se faire rembourser. L’action subrogatoire a pour effet que le débiteur d’une obligation de payer pour autrui, devient lui-même créancier vis-à-vis de cette personne et peut lui réclamer le remboursement à titre contractuel. Malheureusement, cette action était impossible à envisager au regard des clauses d’exonération du contrat.
L’assureur a donc dû envisager une autre possibilité : la responsabilité extracontractuelle. Mais comment faire, dès lors que le dommage a eu lieu dans le cadre d’un contrat ? C’est précisément le cœur de l’arrêt qui est en cause.
La procédure devant les tribunaux
La procédure au fond
L’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles avait admis trop extensivement le cumul des responsabilités selon la Cour de cassation.
Devant la Cour de cassation
L’affaire fut portée devant la Cour par la société d’arrimage en vue de casser l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles. La Cour donna droit au défendeur en admettant deux conditions pour que la théorie du cumul de responsabilité soit établie.
Les conditions de la théorie du concours de responsabilités
Condition n°1
La faute doit constituer un manquement au devoir général de diligence qui s’impose à tous en dehors du fait de consister en une faute contractuelle (inexécution d’une obligation).
Pour rappel, ce devoir consiste dans le respect du comportement du bon père de famille ou "bonus vires". C'est à dire qu'on a le devoir d'agir comme tout homme prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances du cas d'espèce.
Condition n°2
La faute doit avoir causé un dommage distinct du dommage résultant de la mauvaise exécution du contrat
Conséquences
Si ces deux conditions ne sont pas rencontrées, le demandeur n’est pas admis à invoquer la responsabilité extracontractuelle sur base du cumul.

En résumé : les apports de l'arrêt de l'arrimeur
La théorie du cumul/concours de responsabilités
Comme nous venons de le voir tout au long de cet article, l’arrêt de l’arrimeur consacre définitivement la théorie du cumul de responsabilité moyennant les deux conditions précitées.
Cette théorie permet donc à un demandeur d’agir sur une autre base qu’une action contractuelle dans le cas où un contrat aurait tout de même été conclu.
La quasi-immunité des agents d'exécution
La quasi-immunité des agents d’exécution est un corolaire de la théorie du cumul. Puisqu’il est extrêmement compliqué dans les faits de prouver une faute et un dommage distincts de ceux qui résultent du contrat, il en résulte qu’il est quasiment impossible d’agir contre un agent d’exécution.
L’agent d’exécution, qui est défini comme étant toute personne qui exécute tout ou une partie des obligations contractuelle d’une partie à un contrat, ne pourra donc presque jamais voir sa responsabilité engagée par le cocontractant de son propre cocontractant en raison de la sévérité des conditions.
Quelques exemples dans la pratique du droit belge...
Bien que cette théorie vous paraisse très… théorique, elle a vocation à pouvoir s’appliquer dans de nombreux cas. Analysons deux d'entre eux.
Situation n°1 : la sous-traitance
Le sous-traitant est par excellence un agent d’exécution exécutant une partie des obligations de l’entrepreneur. L’entrepreneur a conclu un contrat d’entreprise avec un maître d’ouvrage dans le but d’accomplir une prestation matérielle pour celui-ci. Ce contrat est régi par les articles 1779 et suivants de l’ancien code civil belge.
Imaginons qu’un entrepreneur général (société A) s’engage à construire une maison envers un particulier qui souhaite y habiter à la fin des travaux (appelons-le B). Cet entrepreneur sous-traite la tâche de poser les vitres car cela lui prendrait trop de temps et il n’est pas spécialisé dans ce domaine. Il conclut donc un contrat d’entreprise distinct du premier, dont le maitre d’ouvrage n’a juridiquement rien à voir, avec une société de posage de vitres (appelons-là société C).
Si C commet une erreur et pose les mauvaises vitres par exemple, B ne pourra pas engager la responsabilité de celui-ci directement. En effet, ceux-ci ne sont pas liés contractuellement. La seule manière de pouvoir agir directement contre lui serait en responsabilité extracontractuelle sur base de la théorie du cumul de responsabilités.
Il faudra donc démontrer les deux conditions qui seront très compliquées à rapporter (surtout qu’il n’y a aucune faute ni dommage extracontractuel commis ici).
Cependant, A engagera sa responsabilité envers B car on est toujours responsable des personnes que l’on se substitue. Il s’agit d’un principe général de droit rappelé à l’article 1797 concernant la sous-traitance.
ATTENTION : en aucun cas, l’article 1798 n’institue une action directe en faveur du maître d’ouvrage contre le sous-traitant ! Il s’agit de la situation inverse qui n’est pas envisagée ici.
Situation n°2 : le contrat de travail
Sans rentrer dans les détails du droit du travail qui importent peu ici, le principe établi dans la situation précédente est identiquement la même pour les travailleurs.
En effet, il est extrêmement dur de pouvoir engager la responsabilité directe d’un travailleur qui a commis un dommage dans l’exercice de ses fonctions.
L’employeur devra donc, selon la situation, répondre personnellement du/des dommage(s) commis.
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